Reportage. Bloqué comme un “black” à Tanger
Un migrant montre les côtes espagnoles, de plus en plus difficiles à atteindre. (CR/TELQUEL) |
À quelques kilomètres d'une Europe plus fermée que jamais, de nombreux migrants subsahariens survivent au nord du Maroc. Sans ressources, à la merci du racisme populaire et de l'arbitraire policier, ils attendent. Tranches de vie. On toque à la porte et, dans la petite chambre, la tension monte instantanément. C'est peut-être la police... Nigérian sans papiers, Elder sait très bien ce qu'il risque : arrestation, insultes, mauvais traitements et, in fine, ce qu'il appelle la “déportation”. Deux fois déjà, il a été refoulé vers la frontière algérienne, au-delà de Oujda. C'est là, au |
milieu d'une étendue désertique, que la police l'a abandonné, sans vivres. “J'ai failli mourir, raconte-t-il. J'ai eu de la chance de m'en sortir en deux semaines.” A pied, Elder a rejoint Oujda, où il a pu récupérer des forces et trouver l'argent pour revenir à Tanger. Depuis, il a repris son angoissante existence d'attente, à l'instar de milliers d'autres clandestins subsahariens coincés au Maroc (4000 à 15 000, selon Médecins Sans Frontières). “Vivre ici est un problème, aller en Europe est un problème. Et rentrer au pays est un problème”, résume-t-il. Moroccan dream...Il y a maintenant trois ans qu'Elder est arrivé au Maroc. Contrairement à beaucoup d'autres, il ne visait pas l'Europe, mais bien le royaume chérifien. “Au Nigéria, on nous avait dit qu'ici, il y avait du travail”, explique John, un de ses amis. En quittant leur pays, ils imaginaient donc trouver une vie plus facile et gagner de l'argent rapidement. Mais une fois arrivé à destination, surprise : le rêve marocain n'était qu'un mirage. “Tu es déjà là, alors qu'est-ce que tu peux faire ? demande Elder, 36 ans. Tu es obligé d'essayer de faire quelque chose pour survivre.” Faute de réel travail (interdit aux sans-papiers), ce trentenaire a dû se mettre à mendier. Pour quelqu'un qui, dans son pays d'origine, était professeur de lycée, le changement a été rude. “Au début, je ne pouvais pas mendier, confie-t-il. Je ne savais pas comment faire. J'avais honte !” Montrant ses bras musclés, un de ses compatriotes insiste sur le fait qu'il ne demande qu'à travailler. “Je ne suis pas paresseux !”, s'insurge Paul, 40 ans. Puis il saisit son T-shirt et se lamente : “De tous les vêtements que j'ai sur moi, c'est la seule chose que j'aie achetée par moi-même.” Tout le reste, on le lui a donné. L'un comme l'autre, ces deux migrants sont reconnaissants envers les Marocains qui, en leur offrant un peu de nourriture ou d'argent, leur permettent de survivre. Mais ils en veulent aux autres, à ceux qui les dénigrent, les méprisent ou leur créent du tort, simplement parce qu'ils sont noirs, pauvres et étrangers. “Chaque jour, on m'insulte”La plupart des migrants subsahariens disent faire les frais du racisme marocain. “Chaque jour, on m'insulte, témoigne Elder. Au marché, on me jette de l'eau. Mais je reste calme, parce que si je parle, ils appelleront la police. Quand les policiers arriveront, ils ne leur demanderont pas ce qui se passe. Ils verront le noir. Et la seule chose qui pourra arriver, c'est qu'on me ramène à Oujda, à la frontière.” Sans papiers, donc sans droits, ses compagnons de galère et lui sont à la merci de toutes les violences, de tous les abus. C'est pour se préserver de tout cela qu'Elder passe le plus clair de son temps dans sa chambre. Située dans une ruelle boueuse d'un quartier populaire, la pièce n'est pas très grande. Ils sont trois à y vivre et à partager les 700 DH de loyer. Bien sûr, les grilles de l'unique fenêtre, percée au travers de la lourde porte métallique, évoquent un peu l'atmosphère d'une prison. Mais Elder ne s'en plaint pas : il sait que par rapport à d'autres, il a de la chance. “Certains vivent dans des chambres plus petites que la mienne, et ils sont vingt dedans.” A Tétouan, il en connaît qui dorment dans un cimetière. Et puis, il y a tous ceux qui vivent hors des villes, dans des tentes ou des cabanes de fortune, principalement aux alentours d'Oujda. Des conditions de vie précaires et qui ont, forcément, des conséquences sur la santé. L'ONG Médecins sans frontières observe ainsi des “maladies de la peau, pathologies digestives, infections respiratoires, anémies et malnutrition, etc.” Prisonniers du bledFace à cette situation, nombreux sont ceux qui voudraient partir, quitter le Maroc et cette vie dénuée de sens et de perspectives. Mais où aller ? Passer en Europe est devenu de plus en plus compliqué à mesure que les contrôles se sont intensifiés. La patera de Paul était en mer depuis a peine une heure quand elle a été interceptée par les autorités marocaines, et ramenée à terre, côté bled. “J'ai perdu à peu près 500 euros”, explique-t-il. “Je n'ai plus l'argent pour recommencer.” De toute façon, même ceux qui parviennent à franchir le détroit restent en sursis. Après un long voyage éprouvant, après avoir traversé plusieurs pays, risqué leur vie dans le désert et la mer, ils peuvent être arrêtés. Les autorités européennes les renvoient alors chez eux, à la case départ. Tant d'efforts, tant de sacrifices... en vain ! “Il y en a qui se pendent”, affirme Paul. Lui, ça fait cinq ans qu'il est là, coincé au Maroc. Il n'est pas masochiste, il voudrait bien rentrer au Nigéria. Mais il ne le fera pas : pas question de rentrer sans rien. Cela voudrait dire avoir “gâché cinq années, perdu des forces” sans aucun résultat. Avec comme seul horizon celui de tout recommencer à zéro, dans un pays qu'il a justement quitté parce qu'il n'y trouvait pas suffisamment d'opportunités. Et puis, que dirait la famille ? Pour garder l'espoir, peut-être pour tromper l'ennui, Elder se réfugie dans l'étude de la Bible. Il se rend souvent dans une petite église clandestine, dont “le pasteur a été déporté trois fois”. Ne croyant plus aux hommes, il espère qu'un jour “Dieu ouvrira une voie pour [lui]”. Car sans pouvoir travailler, il aura du mal à atteindre son but : récolter 6 000 euros pour reprendre ses études au Nigéria et y décrocher un emploi mieux rémunéré. De quoi faire vivre dignement sa femme et son fils, âgé de neuf ans, qu'il n'a pas vus depuis son départ, il y a trois ans. Quand il trouve un peu d'argent, il leur téléphone. Ce sont ces (rares) conversations qui lui redonnent la force d'attendre, encore et toujours. Attendre quoi, au juste ? |
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